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Regards africains sur trois catégories de l'entendement juridique : personnalité, responsabilité, solidarité

Problématique

Les principaux concepts du droit occidental sont aujourd'hui mis en oeuvre à l'échelle mondiale comme si ils avaient une valeur intemporelle et universelle.
L'humanité est tout d'abord conçue, au travers notamment des déclarations universelles des droits de l'Homme, comme une collection d'individus libres et égaux. Ces individus sont ensuite identifiés par leur nationalité, qui marque leur allégeance à un État. Les États à leur tour sont conçus comme des sujets de droit agissant sur la société internationale, et tenus de respecter les droits fondamentaux de ces individus, au premier rang desquels la propriété privée et la liberté du commerce. Une telle représentation du monde généralise à la terre entière des catégories (personnes et choses, loi et contrat, État et société, liberté et responsabilité) issues de la pensée juridique occidentale.

L'humanité est une et il est parfaitement légitime de chercher à exprimer cette unité sur un plan normatif. Les tentatives, vaines mais répétées, de l'Occident pour fonder scientifiquement (sur la classe, la race, la génétique, etc.) une hiérarchie entre différentes sortes d'humanités, ont produit suffisamment d'effets monstrueux pour qu'on cherche à s'en prémunir. Mais cela suppose de ne pas commencer par reprendre à son compte la méthode qui a conduit à ces monstruosités, c'est-à-dire la généralisation à la terre entière de la vision occidentale de l'Homme.

Rompre avec cette méthode suppose de mettre les catégories fondatrices du droit occidental à l'épreuve des savoirs sur l'Homme acquis par d'autres civilisations. Sans ce pas de côté historique et comparatif, nous demeurons enfermés dans nos modes de pensée et incapables d'en saisir la relativité. Seul le regard des autres - faut-il le rappeler ? - peut nous engager dans un rapport méthodique et réflexif à nous-mêmes. Ceci suppose de mobiliser ces savoirs étrangers, c'est-à-dire de leur attribuer un rôle actif d'interprétation, et de ne pas les réduire à l'état d'objets d'érudition historique ou comparative. Cette mobilisation est particulièrement urgente dans le cas où, comme en Afrique, ces savoirs n'ont pas été fixés dans un corpus de Textes faisant autorité.

Cette mobilisation est aussi une nécessité vitale pour tous les peuples confrontés à la domination occidentale. Pour échapper au dilemme qu'elle leur pose - "devenez comme nous (modernes) ou restez comme vous êtes (archaïques)!" - il leur faut inventer les moyens de devenir ce qu'ils sont, c'est-à-dire de se nourrir de la modernité occidentale au lieu d'être dévorés par elle. Ceci suppose ici encore de saisir les savoirs "traditionnels" ou coutumiers comme la source vive d'interprétations nouvelles et de ne pas les figer en objets de folklore ou en slogans politiques.

C'est dans cette perspective fort ambitieuse qu'il est proposé d'avancer modestement et prudemment, en soumettant à un regard africain trois notions de base du droit français : la personnalité, la responsabilité et la solidarité.

Le concept de personne est l'un de ceux sans lesquels l'économie de marché ne serait pas pensable, mais qui demeure impensé par la théorie économique. Cette dernière postule l'existence d'opérateurs économiques rationnels qui sont autant de particules élémentaires, animées par la recherche de leur intérêt individuel et interagissant à cet effet sur les marchés. Se trouve ainsi transposée, un rien durcie, la figure du sujet de droit, tel qu'il apparait notamment dans les déclarations des droits de l'Homme, selon lesquelles les hommes "sont dotés par la nature de raison et de conscience" (Préambule de la Déclaration Américaine des droits et devoirs de l'Homme de 1948). Un rien durcie car au moins du point de vue juridique la personnalité n'apparait pas comme un donné de la Nature, mais comme l'objet d'un droit qui doit être protégé (Cf. art.6 de la Déclaration Universelle des droits de l'Homme de 1948 : "Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique").

En droit positif, la personnalité ne se réduit pas à une individualité insécable qui naîtrait toute armée du sein de la Nature mais comme une construction d'une grande complexité. Non seulement les personnes s'y distribuent en personnes morales et personnes physiques, mais la personnalité de ces dernières a une intensité variable. Cette variation se donne à voir dans les degrés de la capacité, mais aussi dans les mécanismes de la responsabilité qui obligent à scruter le for interne (recherche d'intention, appréciation de la faute), qui établissent des ponts entre les personnes et les choses (avec la responsabilité du fait des choses) ou qui placent la personnalité des uns sous l'ombre de celle des autres (responsabilité du fait d'autrui, responsablité des personnes morales). Le droit installe aussi une certaine représentation des liens du corps et de l'esprit en plaçant le corps humain (y compris le cadavre) en dehors du monde des choses, en organisant la continuation de la personne du défunt au travers de ses héritiers ou en imprimant sa marque sur ses Ïuvres (droit moral de l'auteur). Enfin, avant d'être le sujet souverain du droit des obligations, la personne est d'abord définie par les liens qui l'unissent à autrui. La manière de penser ces liens a profondément évolué, ainsi qu'en témoigne les transformations du droit de la famille ou de la nationalité ou, plus encore, l'émergence de l'État Providence qui a substitué l'idée de solidarité à celle de fraternité.

Les notions de personnalité, de responsablité et de solidarité s'appellent ainsi l'une l'autre et participent d'une même représentation du monde. Ce qu'il peut y avoir dans cette réprésentation d'universel et de particulier, cela ne peut apparaitre qu'en examinant, au travers de cas concrets, comment les questions que nous posons en ces termes pourraient être formulées autrement d'un point de vue africain. Un tel examen ne peut être utilement conduit que sur des cas concrets, qui d'un point de vue français mettraient en oeuvre, soit séparément, soit de manière combinée, les notions de personnalité, de responsabilité ou de solidarité.

Communications

L'Atelier du 29 novembre 20002 sera l'occasion de présenter et de soumettre à la discussion quelques-uns des travaux en cours des membres de notre groupe

Titres provisoires
Composition de l'atelier :

Rapporteur

  • Michel CARTRY, directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études

Participants :

  • Saada BA, chercheur à l'École Pratique des Hautes Études
  • Aminata CISSÉ-NIANG, professeur à l'université de Dakar
  • Augustin EMANE, maître de conférences à l'université de Clermont-Ferrand
  • Muriel FABRE-MAGNAN, professeur à l'université de Nantes < muriel.fabre-magnan@humana.univ-nantes.fr>
  • Pierre LEGENDRE, directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études
  • Martin NDENDÉ, maître de conférences à l'université de Nantes
  • Josette NGÉBOU-TOUCAM, professeur à l'université de Yaoundé
  • Alain SUPIOT, professeur à l'université de Nantes
  • Anton SCHUTZ, professeur à Birbeck College (Londres)